CHAPITRE III
LE LUPANAR DU GRÉGEOIS

Rau le Grégeois et moi nous dévisageons un instant, puis je laisse tomber :

— J’étais venu avec l’intention d’avoir plusieurs femmes en même temps.

— Tu pourras prendre toutes celles qui t’auront choisi.

— Que se passe-t-il si le client n’en veut qu’une seule ?

— Je tire au sort.

— Celles qui perdent ne sont pas déçues ?

— Elles attendent que le voyageur revienne… et tous reviennent au moins une fois, malgré le prix.

— Qui est ?

— La première fois, on paie chaque sirène cent talents galactiques. Ensuite, deux cents, puis quatre cents et ainsi de suite.

— Tu es cher !

— Un homme est toujours capable de rassembler deux cents talents galactiques. Ça lui prend du temps, mais il y parvient. Quatre cents, c’est plus difficile.

— À chaque visite, cela coûte le double. Et pour moi, si je suis choisi par trois femmes ?

— Ce sera trois cents aujourd’hui, six cents et mille deux cents plus tard.

— Même si la seconde fois je n’en prends qu’une ?

— La règle est invariable.

Une nouvelle serveuse apparaît avec la bouteille de vin de Néro, deux verres et un linge d’une blancheur éclatante.

Je remarque :

— Ton personnel n’est pas trié sur le volet. Espérons que les femmes que tu offres valent mieux. Pour moi, l’argent n’a aucune importance, mais gare si tu surestimes tes filles. Je suis un pirate de l’espace. Mes amis savent où je suis et si tu me livrais aux autorités, ta vie ne vaudrait plus un sol de bronze.

— Almadia n’a pas de police.

La serveuse remplit les verres après les avoir essuyés. Rau lève le sien :

— Avec l’espoir de te contenter.

— Quand verrai-je tes femmes ? J’aimerais être fixé rapidement, puisque ce sont elles qui commandent.

— Choisissent ! Après, tu pourras tout exiger d’elles. Elles supportent les pires humiliations. Tu les auras à ta disposition jusqu’à ton premier sommeil. Tu pourras les battre et les torturer, mais cela arrive rarement… Les sadiques ne viennent pas ici. Quoiqu’on frappe souvent les sirènes d’Almadia par esprit de vengeance en apprenant qu’on ne les reverra jamais.

— Elles supportent les pires humiliations par amour ?

— Il n’y a pas d’autre mot, mais elles ne peuvent aimer le même homme qu’une seule fois. Tu m’as dit que tu en voulais trois ?

— Oui.

Il se retourne sur la serveuse debout derrière une sorte de petit bar.

— Toutes sont d’accord, indique-t-elle.

Rau me regarde à nouveau :

— Je te propose la brune Li, la blonde Orla et la rousse Nauli… L’échantillonnage te convient-il ?

Bien sûr, puisque Orla est dans le lot, mais je prends mon temps pour répondre :

— Naturellement, je ne paie qu’après les avoir vues.

— Comme de juste.

 

Rau s’arrête devant une porte. Elle donne sur une très grande pièce claire, magnifiquement aménagée. Par terre, un tapis de haute laine, un lit où peuvent tenir couchées au moins six personnes, un immense divan, une table basse, cinq fauteuils profonds et des poufs de cuir. Au mur, des lithographies suggestives.

J’apprécie d’un hochement de tête. Dans le fond de la pièce, une tenture s’écarte et une jeune fille paraît… Difficile de deviner son âge, mais elle n’a certainement pas vingt-cinq ans. Elle est blonde, donc il s’agit nécessairement d’Orla.

— Ravissante, dis-je.

Elle est nue. Un visage allongé, des traits fins, une bouche sensuelle et des yeux pleins de perversité. Des seins attachés haut, de longues cuisses et une peau d’une blancheur éblouissante.

— Si les autres valent celle-ci…, dis-je. Elles arrivent de chaque côté de la blonde. Trois beautés différentes, mais chacune extraordinaire. La rousse a les seins plus gros. Ceux de la brune sont petits et pointus.

Toutes ont le même visage ravi. Extasié, même.

— Elles ne toucheront pas un sou de l’argent que tu vas me donner, annonce Rau… Elles aussi m’ont payé. Elles ne sont pas prostituées, mais amoureuses. Je ne te décris pas leurs spécialités, elles les ont toutes. Les voilà à ta disposition, traite-les comme bon te semble, ce sont tes esclaves.

— Elles payent pour cela ?

— Par amour, murmure la blonde.

Les trois femmes sourient en même temps.

— Les sirènes d’Almadia aiment une seule fois, reprend Rau. Dès que tu t’endormiras, elles partiront et tu ne les reverras jamais.

— Si ce sont elles qui s’endorment ?

— Réveille-les ! Es-tu disposé à payer, maintenant ?

En souriant, je décroche une bourse pendue à ma ceinture et demande :

— La blonde s’appelle Orla, n’est-ce pas ?

— Oui… La brune Li et la rousse Nauli. Je compte trois cents talents galactiques et les donne au Grégeois.

— Je veux du vin de Néro, des fruits et de la viande rouge.

Rau s’incline et se dirige vers la porte du couloir, suivi du nialo… Je regarde les trois femmes avec un sourire ironique. Je comprends Jalen ! Orla, je l’embarquerais volontiers pour moi-même et regrette d’avoir promis à Erkelsen de ne pas y toucher.

 

Nauli est venue tout de suite se pelotonner dans mes bras ; nous avons échangé un long baiser, tandis que Li et Orla me déshabillaient en me caressant voluptueusement. Une fois nu, j’ordonne :

— Orla, va te placer sur le divan ; je veux te regarder prendre des poses obscènes…

Ainsi, je respecterai la parole donnée au Suédois. La blonde obéit aussitôt ; satisfait, je m’abandonne aux deux autres Sirènes. Nauli s’agenouille devant moi pour me faire grossir dans ses mains avant d’engouffrer mon sexe dans sa bouche avec une lenteur délicieuse, pendant que Li, agenouillée également, mais dans mon dos, glisse sa langue au plus intime de ma chair.

Toutes les deux ont des bouches avides.

Orla s’étire sur le divan, levant le plus haut possible une jambe, l’autre, puis les deux ensemble avant de s’allonger sur le ventre pour m’offrir grande ouverte la raie de ses fesses jusqu’aux lèvres de son sexe.

 

Je sens la fatigue me gagner. Je suis avec les trois filles depuis plus d’une heure, maintenant. Que fiche Erkelsen ? À mes côtés, à la tête du lit, la bouteille de vin de Néro est à moitié vide. À chaque verre, je ressens comme un coup de fouet, mais ne dois pas en abuser.

Je me dresse, le visage hargneux. Nauli et Li restent enlacées en travers du lit, tandis qu’Orla, toujours étendue sur le divan en face de nous, me regarde amoureusement. Une fille vraiment ravissante, au ventre plat recouvert d’une mousse soyeuse… Elle attend son tour. Je me suis d’abord répandu dans la bouche de Nauli avant de prendre Li en levrette.

Les sirènes ne m’ont refusé aucune caresse et sont prêtes à les recommencer autant que je le voudrai… ou que je le pourrai.

D’une voix âpre, je questionne Orla :

— Toutes les trois, vous semblez m’aimer à la passion. Comment pouvez-vous simuler à ce point ?

— Nous ne simulons pas notre amour. À chaque nouvel homme, les sentiments sont chaque fois plus forts en nous.

— Mais si je m’endors, je ne vous reverrai pas ?

— Plus jamais.

— Pourquoi ?

— Les sirènes d’Almadia aiment un homme le temps d’un seul désir, explique Li.

— Et si je paye ?

— L’argent ne nous intéresse pas ; nous-mêmes avons payé le Grégeois pour attendre les clients chez lui.

— Et si j’offrais à l’une ou à l’autre de partir avec moi ?

— Elle refuserait, affirme Nauli.

— Je peux pourtant vous demander tout ce que je veux.

— En amour, seulement !

En souriant, Orla se lève pour se diriger vers un coin de la chambre et ouvrir un placard où est disposé tout un arsenal d’instruments de torture.

— Veux-tu nous fouetter avec une cravache ou un fouet à chien ? Tu peux aussi accrocher des pinces à la pointe de nos seins ou aux lèvres de nos sexes avant de nous frapper.

— Vous aimez les coups ?

— Nous les supporterons par amour et lorsque tu sortiras de nos vies, nous nous soignerons.

Orla empoigne deux énormes godemichés pour me les présenter.

— Tu veux les utiliser ?

— Ils sont d’une grosseur abominable.

— Qu’importe si nos souffrances aident ton plaisir.

Je hausse les épaules :

— Je ne suis pas une brute.

Le plus terrible, c’est le visage d’ange que garde Orla en me parlant.

— Des filles ont dû mourir sous la torture, non ?

— Nous admettons de mourir d’amour sur Almadia.

Cette soumission sans limites m’affole… Ces filles ont des corps magnifiques. La femme idéale, en triple exemplaire. J’ai l’impression qu’elles sortent d’un rêve, mais soudain, on entend le rauquement sourd du nialo. Je repousse Nauli, me dégage et me précipite vers mon arme. La blonde et la brune se redressent.

— Qu’est-ce qui te prend ? demande Nauli.

— Il s’agit d’un ami.

J’entends le sifflement caractéristique d’un tir rayonnant, puis les bruits d’une lutte brève. J’indique :

— Rau le Grégeois est hors de combat.

— Qu’as-tu manigancé ? s’affole Nauli.

— Je ne suis pas un homme auquel on escroque trois cents talents sans le regretter.

Les trois femmes regardent la porte avec une soudaine inquiétude. Un coup de pied l’ouvre et Erkelsen, hilare, paraît, son rayonnant à la main. Son sourire se fige immédiatement sur son visage. Il semble écœuré, puis effrayé, comme si plus rien n’était logique dans son univers.

— Voilà ton choix, Arciano ? s’exclame-t-il. Ce n’est pas possible !

Décontenancé, je grogne :

— Si Nauli et Li ne te plaisent pas, Orla est tout de même là.

— Orla ?

Le Suédois ricane :

— Jamais, je n’aurais cru que tu avais de tels goûts ? Que fais-tu avec ces truies ?

— Erkelsen ! Ces femmes sont ravissantes, toutes les trois.

Erkelsen a un haut-le-corps.

— Je voudrais bien que tu me montres Orla !

D’un geste énervé, je la lui désigne. Le Suédois crache par terre de dégoût.

— Cette horreur avec des seins qui tombent sur son ventre, ce visage bouffi d’ivrognesse et cette peau sale qui pue ?

Je regarde alternativement le Suédois et la blonde ; soudain, celle-ci déclare :

— Je suis réellement Orla.

Le Suédois et moi nous regardons.

— Nous sommes victimes d’une hallucination, grogne Erkelsen qui regarde les trois femmes méchamment. Dites quelque chose, vous trois.

— Quoi ? fait Li.

Erkelsen quitte la pièce avec un mouvement d’humeur pendant que je vais me verser du vin de Néro. Les trois femmes s’approchent de moi avec des intentions précises, mais je les repousse brutalement.

Erkelsen revient bientôt en traînant par ses vêtements Rau le Grégeois inanimé.

— Il n’est pas mort, indique-t-il. Je l’ai assommé. Le nialo, par contre, a morflé un tir rayonnant en pleine tête. Redoutable, cet animal. J’ai juste eu le temps de dégainer mon arme à la dernière seconde. Je m’adresse à Nauli :

— Réveille Rau !

La rousse se dirige immédiatement vers la table de nuit pour y prendre une bouteille, puis elle s’approche du tavernier et lui en verse une bonne rasade, moitié sous le nez, moitié dans la bouche.

Aussitôt celui-ci se met à tousser ; ensuite, il se relève péniblement, tourne la tête vers Erkelsen et moi qui avons empoigné nos armes. Le Suédois le regarde d’un air farouche.

— Tu n’aurais pas dû revenir, Erkelsen, murmure Rau. Si je fais payer aussi cher les autres fois, il faut bien une raison.

Je demande d’une voix dure :

— Lequel de nous voit les filles comme elles sont ?

— Tous les deux ! Pour toi, ce seront des déesses jusqu’à ce que tu t’endormes. Pour Erkelsen et pour moi, ce sont les femmes que tu as vues en bas avant qu’elles ne te choisissent. Elles ont toutes ce pouvoir monstrueux… Dès qu’elles tombent amoureuses d’un homme, elles deviennent à ses yeux les plus belles créatures qu’il soit possible de rêver, mais seulement pour les quelques heures où l’homme peut les aimer sans céder à la fatigue. Après, c’est fini pour toujours. Pendant qu’elles vous aiment, ce sont des maîtresses fabuleuses.

Il va s’asseoir sur un pouf de cuir.

— Drôles de créatures ! Les sirènes me tolèrent, car elles ont besoin de mes services et peu importe si je m’enrichis grâce à elles… Seulement, la vie qu’elles mènent toutes les use rapidement.

— À leur mort, questionne Erkelsen, qui les remplace ?

— Leur fille.

— Les sirènes n’ont jamais de garçons ?

— Elles les tuent à la naissance. (De la pointe du menton, il désigne Orla.) Celle-ci n’en a plus pour longtemps, mais sa fille a dix-sept ans bientôt.

Erkelsen et moi nous dévisageons, puis je demande au Grégeois :

— Tu te doutes pourquoi nous sommes ici ?

— À cause du garçon qui accompagnait Erkelsen, il y a un mois ?

— Qu’est-il devenu ?

— Je l’ai vendu comme esclave. Oh, restez calmes, c’était la seule façon de lui sauver la vie, car les sirènes voulaient sa mort. Sa mort après l’avoir torturé, car au cours de la bagarre, avant que je ne réussisse à l’assommer, il a tué une des leurs. Un accident, mais elles ne voulaient rien entendre.

— Qui ça, « elles » ? Toutes les sirènes ?

Le Grégeois acquiesce.

— Où est Jalen, maintenant ? insiste Erkelsen.

— Des prospecteurs d’Achir, une ville du continent équatorial, me l’ont payé un bon prix pour le faire travailler dans leurs mines de xornium. Vous savez qu’on le trouve sur Almadia à fleur de terre.

— Les noms de ces prospecteurs ?

— Ils étaient trois. Un nommé Bergano, son frère Ixias et un autre homme du nom de Rissien. Seulement, ne comptez pas racheter votre ami. Ces trois-là règnent sur Achir et ne tiennent pas à ce que l’on apprenne qu’ils utilisent des esclaves humains dans les mines. La Fédération terrienne pourrait prendre ce motif afin d’intervenir militairement sur Almadia. Et si vous essayez de le délivrer, vous vous retrouverez avec Jalen dans les mines de xornium… ou bien vous serez tués avant !

Rau prend dans une poche de son vêtement, l’argent que je lui ai donné et me le rend.

— De toute façon, tu n’as pas profité normalement des femmes. Maintenant, partez… et ne revenez jamais !

 

Dès que nous sommes sortis du lupanar du Grégeois, Erkelsen me questionne :

— Nous n’allons pas abandonner Jalen, n’est-ce pas ?

— Comment le pourrais-je ? Tu oublies l’aiguille d’Ibatho que son père m’a fait implanter dans la tête. Je suis forcé d’aller le tirer de là-bas, mais le Grégeois n’a pas menti au sujet des prospecteurs d’Achir. J’en ai entendu parler. Ce qu’il a omis de dire, également, c’est qu’ils bénéficient de la protection de la S.I.O.N.A.S.

— La S.I.O.N.A.S. est une multinationale de la Terre, n’est-ce pas ?

— Oui, et sa puissance est considérable. J’ai déjà eu affaire à elle, sur Elstar. Ses agents ne reculent devant rien s’il est question de ses intérêts.

— Et nous ne sommes que deux, soupire Erkelsen. J’ai bien peur que Jalen ne revoie pas de sitôt sa liberté… S’il la revoit un jour !

— Nous disposons de l’Étoile d’Ys ; son armement est considérable pour un astronef de type VII. Si nous savions avec précision où se trouve Jalen, nous pourrions envisager une attaque surprise.

— À deux ? insiste Erkelsen.

— Avons-nous le choix ? Bien sûr, je ne vois pas les choses de la même façon que toi. Moi, si dans six mois je n’ai pas ramené Jalen en vie sur Tamal, mon compte est bon.

Il ne répond pas. Que pourrait-il bien dire… et tout à coup, j’ai la rage contre lui, également. Il a beau être sympathique, il n’en est pas moins complice de Sam Barclay. Qu’il approuve ou non ce que m’a fait celui-ci ne change absolument rien !

— Que faisons-nous ? me demande-t-il… Nous gagnons Achir immédiatement ?

— Non… Allons dîner et tâchons d’en apprendre le plus possible sur la cité minière et ses prospecteurs.